
Biographie
Les polders d’Eeklo où l’on cultive principalement les grandes cultures, regroupent environ 500 agriculteurs. Dans cette région, le nombre moyen d’hectares de betteraves par agri - culteur est l’un des plus importants : environ 8 hectares ce qui représente une superficie conséquente. Malgré une diminution du nombre d’agriculteurs, la surface cultivée reste stable. Trouver des successeurs est un défi, amenant souvent à l’expansion des exploitations existantes. Les trois agriculteurs qui se trouvent devant moi cultivent tous des betteraves, mais chacun gère son exploitation différemment. L’un via l’agrandissement, l’autre via la diversification. Les choix sont individuels : « chacun décide ce qui est le mieux pour son exploitation ». Les générations changent et les méthodes aussi.
Cultiver la betterave dans les polders d’Eeklo
Mi-septembre, juste avant le début de la campagne, je me rends à Eeklo pour rencontrer trois agriculteurs des polders d’Eeklo. Passionnés par leur métier, ils partagent une préoccupation commune qui les pousse à s’exprimer : l’avenir de la culture betteravière. Ils demandent une augmentation du prix de base des betteraves, essentielle à la survie de leur profession.
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L’amour du métier
« Le mois de mai est le plus beau, » s’accordent à dire les trois agriculteurs. « C’est le moment où les plantules émergent, transformant le paysage chaque jour avec de nouveaux détails. C’est aussi un rappel de la fragilité de cette jeune vie, surtout cette année où le printemps a été exceptionnelle - ment pluvieux. Nos grandes exploitations nous mettent sous pression, car de gros investissements sont en jeu. Il faut être rapide et adaptable, ce qui devient plus compliqué à mesure que l’entreprise grandit. »
Lorsque progresser devient impossible
« Pour rester rentable, il faut innover et une fois un chemin choisi, comme l’agrandissement ou la diversification, il est difficile de revenir en arrière. Les enjeux sont trop importants. Nos prédécesseurs dans les années 70- 80 pouvaient acquérir des terres avec les bénéfices d’une seule année. Aujourd’hui, nous recevons pour nos betteraves le même prix de base qu’à l’époque mais les coûts ont considérablement augmenté, surtout après la pandémie, et les prix de vente n’ont pas suivi. Nous devons maximiser notre rendement en augmentant la quantité et la teneur en sucre des betteraves grâce à des techniques de culture avancées et des améliorations généti - ques, mais aujourd’hui, nous atteignons les limites de ces améliorations. » « Les dernières années ont renforcé notre impression que les sucreries cherchent principalement à maximiser leurs profits. Nous aussi, nous de - vons être économiquement viables. Nous devons nourrir nos familles. Contrairement à une usine traditionnelle, la nôtre est à ciel ouvert, ce qui comporte plusieurs facteurs hors de notre contrôle. La sucrerie, bien qu’elle ne contrôle pas tout, répercute ces coûts sur nous, comme les frais de char - gement, qui ont augmenté de 7%. »
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Une zone frontalière
« Nous sommes productifs, mais notre désavantage est la distance qui nous sépare de la sucrerie d’ISCAL à Fontenoy. Certains d’entre nous livrent aussi aux Pays-Bas. Bien que le prix de base soit similaire au prix d’ISCAL, les re - venus de la culture sont légèrement meilleurs aux Pays-Bas (de 900 à 1.000 Lise Dehouwer 20 21 RENCONTRE euros de plus à l’hectare), grâce au modèle coopératif des sucreries néerlandaises, où les agriculteurs sont actionnaires et partagent les profits tandis que les sucreries belges sont privées. » « Ces dernières années, un projet d’échange entre la sucrerie néerlandaise et la sucrerie d’ISCAL a été mis en place pour soutenir la capacité de traitement d’ISCAL. Nos betteraves sont envoyées aux Pays-Bas, analysées selon les normes néerlandaises, mais une compensation est effectuée selon les conditions belges. Elles restent donc bel et bien des betteraves belges. Nous avons un comité qui s’occupe d’examiner les différences d’échantillons entre les Pays-Bas et la Belgique. C’est nécessaire parce que les normes de qualité sont différentes dans les deux pays. Le comité facture toutes ces différences et nous recevons donc une compensation. Nous ne pouvons pas nous en plaindre, nous négocions fermement, mais nous parvenons toujours à un consensus. »
« Il y a deux ans, j’étais sur le point d’abandonner la culture de betteraves. »
Directeurs sans bottes
« Les négociations ont toujours exigé des efforts et du temps, mais cela en vaut la peine. Heureusement, la direction des usines reste ouverte à ces discussions. Cependant, les choses ont changé. Autrefois, chaque directeur avait systématiquement une paire de bottes dans le coffre de sa voiture. Lors de visites sur le terrain, ils enfilaient leurs bottes et allaient dans les champs. Aujourd’hui, je me demande combien de directeurs ont encore des bottes dans leur armoire, et combien les mettent pour aller sur le terrain. Cela crée une déconnexion croissante avec le terrain et la réalité du travail agricole. »
« Il y a aussi de moins en moins de directeurs ayant un lien direct avec l’agriculture, tout comme le nombre d’agriculteurs diminue. Autrefois, des fils d’agriculteurs acceptaient parfois un poste de bureau au sein des sucreries. Mais avec moins d’agriculteurs, il y a moins de candidats issus de ce milieu. Pourtant, c’est la base nécessaire pour défendre nos intérêts. Bientôt, nous aurons un nouveau gouvernement, et il serait essentiel que le nouveau ministre de l’Agriculture ait une véritable connaissance du secteur agricole. Ce n’est pas toujours le cas. Il en va de même pour les personnes travaillant dans les usines : elles ont besoin de cette expertise, car notre secteur peut être très complexe. »
Le prix de base doit être augmenté de manière significative
« Nous défendons également les intérêts des cultivateurs des polders d’Eeklo. Nous le faisons bénévolement et avec plaisir, car c’est pour le bien commun. Mais il y a des limites. Nous demandons une augmentation du prix de base des betteraves sucrières depuis longtemps. Actuellement, on nous paie 26,89 € (basé sur 16 % de sucre) à la tonne de betteraves, juste assez pour couvrir nos coûts. Nous voulons que ce prix soit augmenté pour garantir un bénéfice même en cas de mauvaise récolte. Actuellement, ce n’est pas le cas, et nous subirions des pertes. De plus, nos coûts ont considérablement augmenté. »
« Les usines n’en tiennent pas compte. Elles maintiennent un prix de base bas et promettent des suppléments, par exemple, en fonction des ventes. Mais tous ces suppléments ne sont que des “promesses”. Nous devons attendre et, en cas de coup dur, nous supportons seuls les pertes. Un an après la livraison, nous recevons ces suppléments, mais c’est là que réside notre profit. Si le prix de base augmente de manière substantielle, nous pourrons alors parler d’un prix correct pour notre travail. »
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« Il y a deux ans, j’étais sur le point d’abandonner la culture de betteraves. Travailler au prix coûtant n’est pas tenable sur le long terme, et cela faisait déjà cinq ans. Cependant, les betteraves sont cruciales pour la rotation des cultures sur mes terres. La plupart des agriculteurs ici cultivent des céréales, des pommes de terre et des betteraves. Si l’une de ces trois cultures disparaît, il RENCONTRE n’y a pas d’autre culture pour couvrir une telle surface. Aujourd’hui, on plante de plus en plus de lin en Europe de l’Ouest, mais cela me pousse à réduire cette culture, car je suis certain que les prix vont chuter. »
« Dans un monde idéal, il y aurait des agriculteurs dans les cabinets ministériels. »
Bons et mauvais jours
« Comme dans n’importe quel métier, il y a des hauts et des bas. Lorsque les marchés sont positifs, tout semble plus agréable. Les négociations sont plus faciles, et on gère mieux les nouvelles réglementations. Mais de nos jours, la pression est constante, car nous n’avons pas de marge de manœuvre. Ce n’est pas seulement une question de finances, mais aussi de climat. Le réchauffement climatique apporte son lot de nouveaux défis : maladies, mauvaises herbes, insectes, pluie, sécheresse… Chacun de ces éléments représente un obstacle majeur. La dernière récolte a été une véritable épreuve pour tous les agriculteurs. Nous en voyons encore les conséquences, notamment en ce qui concerne les dommages causés à la structure de nos sols. Heureusement, la relation entre les sucreries et les agriculteurs est restée solide. Nous nous sommes toujours compris mutuellement. Ils ont montré de la compréhension lorsque nous ne pouvions pas livrer, et nous avons fait preuve de flexibilité. »
Bien plus que du travail
« L’agriculture a beaucoup changé. Aujourd’hui, il y a moins de travail manuel, ce qui nous laisse plus de temps pour les loisirs. Mais cela ne veut pas dire que c’est mieux. Nos parents avaient peut-être moins de temps pour se détendre, mais ils ressentaient moins de stress. Nous nous souvenons bien de l’époque où, à 10 heures, tout le monde faisait une pause-café, et à midi, on déjeunait ensemble. Aujourd’hui, nous emportons une glacière dans notre tracteur le matin, et nous ne quittons pas le champ pendant des heures. Nous sommes devenus très efficaces, mais nous ne prenons plus le temps de souffler. Les réglementations strictes auxquelles nous devons nous conformer n’aident pas non plus. Cela fait que nous avons constamment l’esprit occupé par notre travail. Nous n’avons pas un emploi de “9 à 5”, et ce ne sera jamais le cas dans notre secteur. Il nous arrive de devoir travailler le week-end, et des journées de quatorze heures de travail ne sont pas une exception. À la grande frustration de notre famille, le dimanche est souvent réservé à la paperasse. » « Mais nous prenons aussi le temps de nous détendre. Nous sommes tous les trois skieurs, et de temps en temps, nous nous offrons une semaine de vacances. La vie de famille en pâtit parfois, mais il est important de relâcher la pression. Il y a des moments plus calmes, et nous les saisissons. Il le faut. Heureusement, nous aimons aussi notre métier. Être agriculteur, être dehors, c’est ce qu’il y a de plus beau. C’est la paperasse qui peut parfois être trop lourde. »